Jean-Baptiste Vidalou : "la nature est un concept qui a fait faillite "

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Au lendemain d’une mobilisation contre l’installation d’un transformateur électrique à Saint-Affrique, en Aveyron1. Mobilisation, aussi, pour l’ensemble des territoires en lutte suite à un appel commun pour « préparer un hiver ardent » aux aménageurs. Jean-Baptiste Vidalou — un nom de plume en hommage à la guerre des Demoiselles — nous reçoit chez lui pour discuter du combat auquel il participe, de ceux qui l’inspirent, de l’aménagement du territoire et des forêts qui font son quotidien. Son livre, Être Forêts — Habiter des territoires en lutte, a paru en octobre aux éditions Zones : « devenir ingouvernables », lance-t-il.



Comment écrit-on un jour sur la forêt ?
J’ai vécu dans les Cévennes pendant sept ans. J’ai beaucoup défriché pour restaurer des terrasses et faire un potager ; je me suis un peu coltiné à la réalité de ce qu’est une forêt. Petit à petit, avec cette histoire de centrale à biomasse de Gardanne, pas mal de gens ont voulu réfléchir à ce qui nous arrive sur le coin de la gueule avec la transition énergétique — le « mix énergétique », comme ils disent. Ce projet de prédation sur la forêt a été le départ de nombreuses pistes de réflexion collective sur ce qu’est l’imaginaire de la forêt, la culture de la forêt, comment on pourrait la gérer, est-ce qu’il faut seulement la gérer, est-ce que c’est un espace qui mérite de rester sauvage ou avec une autre forme de redéploiement ?… Un collectif d’opposants à ce projet de bois-énergie s’est monté et on a tenté, avec une bande d’amis, d’écrire une revue : Bogues. On a commencé à réfléchir vraiment sur ce que signifie la forêt dans toutes ses dimensions : en termes de culture, d’économie locale, d’histoire. Dans les Cévennes, le souvenir de la guerre des Camisards est un élément très important dans l’imaginaire des gens. On a listé tout ça pour en faire une sorte d’enquête. Ça a pris pas mal d’ampleur et, petit à petit, avec les différents textes écrits, je me suis dit que ça méritait plus d’approfondissement : ça a donné ce bouquin…
… Qui est davantage une réflexion sur l’histoire de l’aménagement du territoire que la chronique des luttes forestières d’aujourd’hui…
Je ne voulais pas insister sur la portée historique, mais plutôt faire des aller-retours entre le passé et le présent, avec cette idée que « le passé ne passe pas ». Ce ne sont pas uniquement les luttes actuelles qui nourrissent nos imaginaires, mais ce va-et-vient entre les luttes passées et présentes. Je ne voulais pas prétendre écrire quelque chose que je ne vis pas : je suis allé une fois à Bure et à Roybon… Certains font ça très bien, mieux que je ne le ferais — comme le livre Constellations, par exemple. Il y avait d’ailleurs des camarades au moment de la conception du bouquin qui avaient l’intention d’écrire « Forêts en lutte, luttes en forêts », avec tout un panel de récits autour de Roybon, Bure, les Cévennes, etc. Ils avaient pris le temps de crapahuter entre tous ces lieux et de produire une géographie de la lutte. Ce n’était pas mon propos : j’avais envie d’une analyse philosophique et historique sur la forêt, je voulais parler de l’aménagement du territoire, de l’histoire que ça a pu avoir en France…

Tous ces espaces insurrectionnels sont-ils propres aux forêts ?
Je ne crois pas. Tous les lieux sont aujourd’hui propices à la résistance, surtout quand on voit ce qui s’est passé autour de la loi Travail, pendant les Printemps arabes… Je n’avais pas envie de penser la forêt comme un lieu privilégié, comme un dehors absolu. Ce que j’aimais bien, c’était l’idée de la forêt comme imaginaire d’un dehors atteignable, qui brasse encore des désirs de résistance. Mais ce n’est pas un endroit à mythifier. Penser la forêt comme ce qu’il faut défendre, ce qu’il faut préserver, le lieu d’où doit partir la lutte ou l’insurrection, ce serait absurde. Ce n’est pas une question de substance, c’est une question de rapport au monde, une sensibilité qu’on pourrait avoir vis-à-vis d’un lieu habité. Quand on rentre dans une forêt, il y a une forme de présence, surtout si c’est une forêt habitée ou en lutte. Quand ce sont des camarades qui tiennent des barricades dans une forêt, il existe une sensibilité commune à une émeute dans un quartier ou à un blocage sur une autoroute : une espèce d’émulation, une présence enfin là.


Dans les Cévennes, par Maya Mihindou

Mais on ne défend pas seulement la forêt ; on défend d’autres zones. Notre-Dame-des-Landes n’est pas qu’une forêt, c’est surtout un bocage, avec sa propre histoire de l’aménagement, et ce n’est pas une zone purement naturelle — comme l’expliquent bien les copains de la ZAD, le bocage a été aménagé. Pourtant, ils ne défendent pas l’histoire de cet aménagement-là mais ce qu’ils ont, sur ce territoire précis, commencé à composer, à inventer, à bricoler. La forêt est aussi ce qu’on y fait, ce qu’on y bricole, dans le sens d’une composition commune de gestes. C’est d’abord cette composition commune et située qu’on défend : l’idée d’ancrage. Au regard de la crise généralisée de la présence en Occident, où le sentiment d’un ancrage au réel tend à disparaître, il y a des lieux qui produisent encore ce sentiment à la fois affectif et éminemment politique d’« être là ». Ça peut être expérimenté dans une émeute comme dans un blocage de chantier éolien, ou sur une barricade à Bure. À Bure, ils défendent un bois communal qui ne paie pas de mine : autour, c’est le désert, c’est le désastre et c’est tout ça qui reste, une mémoire collective d’usages et d’imaginaires. On pourrait dire qu’il y a des « devenir forêt » dans les luttes actuelles, même s’il ne s’agit pas d’essentialiser la forêt comme enjeu de l’insurrection. C’est un imaginaire parmi d’autres. Ça pourrait être la Commune.

Ces imaginaires ont aussi cela en rapport : l’idée de commun, que ce soit un espace vécu et partagé, comme les Cévennes des Camisards, ou l’Ariège lors de la guerre des Demoiselles dont vous parlez beaucoup. On le voit avec la propriété en indivision que les opposants à RTE (Réseau transport électricité) ont mis en place à Saint-Victor pour se réapproprier un espace en danger. Est-ce que l’accaparement du territoire via son aménagement imposé stimule ce commun ? »
Le commun n’est pas donné : c’est toujours quelque chose qu’on est en train de se donner, dans la situation. Les terres, en l’occurrence à Saint-Victor, sont privées. On a eu la chance que Victor [l’agriculteur qui a cédé, avec sa famille, une partie de ses terres, ndlr] soit disposé à communaliser des parcelles autour de l’ Amassada pour débuter la lutte. Si on s’enrichit de cet imaginaire partagé et passé, du commun, de la Commune, il faut toujours le réagencer, le « rebricoler » à l’aune du présent, de ce qu’on y fait. Ce qui est intéressant dans toutes ces luttes, c’est qu’elles présentent, à chaque fois, des situations singulières — le commun pour nous n’est pas agencé de la même manière que le commun à Bure, Roybon ou NDDL. Même s’il y a quelque chose qui circule et qui fait sens pour tout le monde, il n’y a pas d’homogénéité de l’imaginaire : chaque imaginaire tient sa force de la part d’hétérogénéité qu’il contient.

Le sociologue et anthropologue Bruno Latour, dans un entretien pour Reporterre, a eu cette phrase pour caractériser les territoires en lutte : « Défendre la nature : on baille. Défendre les territoires : on se bouge. » Est-ce l’hétérogénéité des lieux et leurs imaginaires pluriels qui stimulent les luttes, plus qu’un discours écologique plus général ?
Justement : on ne lutte plus pour la nature. La nature est un concept qui a fait faillite. Penser en termes de nature, d’un côté, et de culture, de l’autre, de sauvage et de civilisé, voilà des concepts que la société occidentale s’est permise d’imposer au monde. Ce qui est intéressant dans la phrase de Latour, c’est qu’on ne défend pas la nature comme un concept complètement abstrait ; ce qu’on défend, ce sont des territoires existentiels, des vies, des gestes, des techniques. Ce n’est pas un bloc conceptuel. Si l’écologie politique doit renaître — est-ce qu’il faut qu’elle renaisse ? —, si des gens ont envie de repenser l’écologie politique, ce devrait être autour de cette question des territorialités. Comment est-ce qu’on habite des lieux, comment est-ce qu’on habite ce monde ? Il y avait un camarade à Bure qui disait : « On n’occupe pas ces lieux, on les habite. » Ce sont ceux d’en face qui les occupent : Cigeo, l’ ANDRA, les policiers… Si les luttes à venir ont quelque chose à apporter, c’est sur ce plan-là. Dès lors, il y a plein de ponts et d’alliances possibles avec d’autres luttes, des luttes indigènes par exemple, où certains peuples disent « On habite cette terre », au sens de la Terre-Mère. Qu’est-ce que ça veut dire alors « être terrestre » ? Non pas habiter dans une maison, un village, un pays, mais habiter cette Terre. Ça déplace complètement la question écologique : de comment gérer un système-Terre, avec ses mécanismes, ses réseaux, à comment s’inscrire dans un sol, dans un lieu, dans une culture — au sens large, pas comme une « fascisterie ». Et, surtout, comment les défendre.


Dans les Cévennes, par Maya Mihindou

La philosophe Simone Weil, sur cette question territoriale, disait notamment qu’« un milieu déterminé doit recevoir une influence extérieure non comme un apport, mais comme un stimulant qui rende sa vie propre plus intense 2 ». Comme si un territoire stimulé reprenait vie une fois agressé. Faut-il parler alors de « réaction », au risque que ces combats soient vus comme… « réactionnaires » ?
Je ne sais pas s’il faut le penser en termes de réaction, comme si l’aménagement du territoire faisait réagir la bête morte qui sommeillait en nous. Au regard de la pacification générale qu’on observe dans le monde occidental — dans le sens d’un ethos occidental, de manière d’être-au-monde devenue hégémonique —, la question de l’aménagement du territoire révèle des existences qui achoppent sur une inimitié réelle. Sur fond de marasme quotidien, l’aménagement t’attaque dans ta vie. Avec un parc éolien qui vient s’implanter sur des crêtes en une semaine, alors qu’on les voit depuis des années et qu’on a fabriqué son rapport au monde par rapport à ces crêtes, en lien avec elles, il y a revivification de ton être-au-monde. Et surtout mise en danger de cet être. Ce n’est pas un grand monstre froid qui t’attaque, mais un ennemi bien particulier à travers la main de l’aménagement du territoire ; derrière, il y a la figure de l’ingénieur, de l’économiste, du manager… Ça pourrait se passer aussi comme ça dans un bureau : un petit chef arrive et déplace la disposition des ordinateurs, commence à faire de l’open-space… Une personne pourrait avoir une réaction de rupture avec le quotidien complètement normé qui passe chez lui par le réaménagement de son espace de travail, à l’intérieur d’un bureau. Pour le projet de RTE à Saint-Victor, je l’ai vécu comme une colonisation, non pas d’un monde extérieur lointain qui viendrait agresser une entité territoriale plus ou moins abstraite, mais dans ma chair : j’ai senti une agression.
Les luttes territoriales ne se pensent pas en termes de réaction d’un territoire qui serait en sommeil et qui tout d’un coup réveille son histoire. C’est quelque chose qui se redéploie dans le présent, avec des forces qui se trouvent déjà là. Des aborigènes qui défendraient leur territoire contre un projet de mines le feraient avec leurs traditions, forcément, mais aussi avec des gens extérieurs qui voudraient les aider, avec une perception particulière d’un monde qu’ils ont construit ensemble... Pour le bouquin, je n’avais pas envie de penser la forêt comme quelque chose de réactionnaire et « vieille France » — on en a assez du « patrimoine » ! Dans l’idée de forêt il y a le déploiement, il y a une force qui cherche à s’élargir. Deleuze le prend différemment : l’arbre c’est la ramification, comme la hiérarchie, qu’il oppose au rhizome. Mais c’était son idée à lui ; aujourd’hui, tous les travaux de biologie montrent que la forêt contredit ce modèle-là. La forêt, justement, se déploie comme un rhizome, avec tous les êtres vivants qui la composent : il y a une prolifération de formes de vie. Il n’y a pas un arbre comme un individu, plus un autre, qui créeraient une forêt. La forêt est d’emblée plurielle, conjonction d’un ensemble de mondes. Si on laissait la forêt à elle-même, elle recouvrirait à nouveau les champs — il y a comme une volonté de guérir le sol nu. Une terre à nu, c’est une terre morte.

Vous avez évoqué dans un entretien des forêts devenues des champs. Pourrait-on opposer à cela une « forêt non pas exploitée mais jardinée », comme l’ont constaté Gaspard D’ Allens et Lucile Leclair dans la Drôme ? Est-ce qu’une forêt comme un jardin est pensable, et en même temps exploitable ?
Si on quitte le modèle de production économique actuel, il faudra exploiter d’une certaine manière des espaces. La question est politique, pas uniquement technique. Ce n’est pas seulement quel collectif on choisirait sur la forme, mais plutôt à partir de quel collectif ancré quelque part dans un territoire, et par quelle forme d’organisation ce collectif voudrait penser le monde. La décision se fera de gérer ou non la forêt et de comment le faire.

Ce qui implique quand même un aménagement
Ce n’est plus en termes d’aménagement qu’il faut le voir, mais en termes de soin, d’attention à des gestes communs et à un territoire partagé. Si les mots sont là — une gestion autre, plus humaine, respectueuse de l’environnement —, ils sont plutôt publicitaires. Ce qui se dessine de plus intéressant, c’est une manière autre de voir ces espaces, non plus comme des endroits vides, à exploiter, mais des endroits en lien avec nos existences. La question de la forêt jardinée est intéressante, pas seulement en termes d’alternative économique ou comme autre forme de gestion : ça demande à être redéployé à travers un tas de questions existentielles, territoriales, politiques — des questions qui devraient être posées en débat dans les communes.

Dans les Cévennes, par Maya Mihindou

Le soin du territoire pourrait être un objet propre à une sorte de démocratie participative ?
C’est dans ces directions-là qu’il faut aller. Ça pourrait décloisonner les rapports entre militants et personnes moins politisées. Ça désactive un dispositif de séparation entre ceux qui ont pensé la chose politique et ceux qui ne l’ont pas fait. Il y a une sorte d’humilité à aller voir un forestier et à lui poser des questions sans l’agresser, pour partir d’un questionnement commun.

Beaucoup de travaux historiques paraissent en ce moment sous le titre d’« Histoire populaire de… ». Est-ce qu’il y aurait une culture, une histoire populaire de la forêt ? Votre travail avec la guerre des Camisards et celle des Demoiselles s’intégrerait-il là-dedans ?

Complètement. Mais c’est toujours à l’intersection de différents domaines. Les gens ne pensent pas à une histoire populaire de la forêt mais il y a des imaginaires et des gestes populaires qui prennent cet dernière pour objet. La forêt-jardinée n’est pas une idée nouvelle : c’est déjà ce que Colbert voulait éradiquer. La forêt jardinée par les paysans : une forêt qui n’était pas « sauvage » mais où les paysans allaient avec leur troupeau — ils les faisaient paître, leur faisaient manger des glands, ramassaient du bois, le coupaient… Avec Colbert, il y avait d’un côté les chasses gardées pour le roi, et de l’autre les forêts aménagées pour le bois de construction de la marine. Évidemment, la forêt jardinée telle que pratiquée par les paysans n’entrait pas dans ce plan-là ! La guerre des Demoiselles vient de là, du refus par les paysans et les montagnards de la mise en aménagement de leur forêt (les frontières y étaient floues : des hybrides entre le champ, la lisière, la forêt profonde…).

Un onzième Parc national est en projet, le Parc national des forêts de Champagne et Bourgogne. Traduit-il justement un idéal forestier colbertiste ou tend-il davantage vers la conservation de ce rapport populaire à la forêt ?
C’est une mise sous cloche. Il y a un rapport très clair entre exploitation et préservation. Dans les Cévennes, avec le Parc national, on a parfois l’impression d’être un Indien dans une réserve. Dans la zone cœur, c’est délirant : entre le verrouillage des dispositifs administratifs, ce qu’on peut faire ou ne pas faire, ce qu’on peut cueillir ou ne pas cueillir, ce qu’on peut presque dire ou ne pas dire, prendre en photo ou non… Au niveau de la construction, on ne peut évidemment pas mettre de tuiles, ni faire de bardage bois. C’est très compliqué d’y installer une yourte… Ça pose vraiment une logique de contrôle absolu des manières d’être. Le parc des Cévennes se dit « naturel et culturel » ; il joue sur cette fibre de la résistance, avec tout un discours sur le rapport au passé, les Camisards, etc. C’est une interface de gestion entre les habitants et un pouvoir administratif beaucoup plus large, qui lui-même est une interface avec des entreprises comme E.ON, qui a signé un protocole de travail pour l’exploitation de la forêt Cévenole pour le bois-énergie.

Vous critiquez volontiers la figure de l’ingénieur et les termes de bricolage ou de bidouillage semblent vous être chers. Claude Lévi-Strauss opposait ces deux figures : le bricoleur se débrouille avec ce qu’il a autour de lui, développant ainsi une « science du concret 3 », distincte de la science de l’ingénieur. Ceux qui luttent aujourd’hui pourraient-ils être appelés, dans ce sens, des bricoleurs ?
Malheureusement, le terme de bricoleur est un peu péjoratif, même si ça ne l’est pas dans le texte de Lévi-Strauss. On peut toutefois parler de techniques qu’on invente. J’aime bien comment l’historien Lewis Mumford parlait de ça, des techniques comme quelque chose qu’on peut se réapproprier, toujours lié à des situations singulières. Une technique en pierre sèche n’est ici pas la même qu’ailleurs, les manières de faire diffèrent d’un artisan à un autre, alors que la pose du parpaing, ou du moins la fabrication du parpaing, est homogène partout, standardisée d’ici à l’Arabie Saoudite. Il ne s’agit pas de repousser et de se séparer de la technique, comme d’un mal absolu. Ce qui est technique fait partie d’un monde singulier. On peut l’opposer à la technologie, comme la mainmise d’un certain système sur les techniques, qu’il réagence pour en faire un système de techniques, un système de systèmes. Ça donne une espèce de conglomérat, de réagencement de particularités sous un unique moule. L’ingénieur serait plutôt du côté de la technologie, d’un système pensé depuis l’économie, le plan, avec une certaine idée de l’aménagement du territoire. Alors que les techniques, appréhendées de manière radicale et à partir d’une situation concrète, sont toujours hétérogènes : ça pourrait être du bricolage, quelque chose d’ouvert, qui se bidouille. Pourquoi ne pas dire « bricoler les forêts », « bricoler les habitats » ? C’est même évident.

Bricoler aussi avec des frontières, des limites imposées par ailleurs…

Oui. Il s’agit de trouver les brèches, les lignes de fuite, de trouver des manières de faire avec ou contre. Avec des éoliennes, on ne peut pas faire avec : il n’est pas possible d’aller chercher des câbles, de les brancher et de faire marcher une ampoule à la maison. D’ailleurs, avec les compteurs Linky ce ne sera plus possible de bidouiller avec l’électricité des compteurs. L’aménagement verrouille aussi toute porte de sortie.


Sur l’île de Skye, par Maya Mihindou

Ça rappelle la pensée technique du philosophe Gilbert Simondon. Comme il le conseillait, faut-il se réapproprier un savoir pour maîtriser non seulement une machine, mais aussi son fonctionnement technique et mécanique ?
Complètement. Pour les compteurs Linky, il paraît qu’on peut les hacker. Mais ça place le terrain de lutte sur la cybernétique. Il n’y a plus de mécanique. C’est d’emblée un système technologique qui ne veut pas être appropriable. On ne peut pas s’approprier le réseau de RTE. Peut-être qu’aujourd’hui, dans une forme d’insurrection, il faudrait que les ingénieurs soient avec nous, ou que nous soyons nous-mêmes devenus ingénieurs… Mais je ne pense pas que ce soit un objectif de maintenir un réseau international d’électricité après une insurrection. Il me paraît intéressant de ne pas se couper de ce milieu-là — comme dans certaines mouvances anti-industrielles, qui critiquent beaucoup le terme de « technique ». Mais les lignes bougent aussi de ce côté. La pensée métaphysique d’Heidegger, diffusée à travers les milieux post-Ellul et post-Charbonneau (l’« Homme » face à la « Technique »), n’est plus en phase. Même au niveau des technologies, il y en a qu’il faut connaître — comme les ordinateurs. On peut avoir un rapport technique à la technologie : si on commence à les bidouiller soi-même ou à utiliser des processus d’anonymisation, par exemple. Ce sont des questions politiques avant d’être proprement techniques. C’est un peu pareil avec la forêt : ceux qui font de la forêt jardinée ont un rapport technique à la forêt, mais pas dans le sens d’un rapport de technicien ou d’ingénieur. C’est plutôt une forme de vie qui interagit, entre des outils, un cheval de débardage, un bûcheron, une commune, un territoire, des besoins, un charpentier, une maison collective, une charpente qui pourrait être posée sur une ZAD… C’est ça la technique : un ensemble hétérogène et pourtant composé qui fait qu’à un endroit précis, dans une situation précise, on construit une charpente ensemble. Mais sans débardeur 12 tonnes ni abatteuse-groupeuse de 250 chevaux.

Ce rapport social qui se crée via la forêt est-il limité aux humains, ou bien s’étend-il aussi aux non-humains ?
Complètement. Dans le Réseau pour les alternatives forestières, qui essaie de penser les forêts jardinées, il y a un rapport avec le cheval absolument dingue. Un rapport avec un non-humain qui fait partie du dispositif technique. Sans le cheval, on ne peut pas débarder une grume [pièce de bois formée d’un tronc ou d’une portion de tronc non équarrie, ndlr] d’une ou deux tonnes. Il y a donc un lien quotidien avec un animal — ce qui évidemment n’est pas la même chose avec une abatteuse-groupeuse où on met seulement de l’essence dedans ! Si on se dirige vers un tel rapport avec les non-humains, ça pourrait donner de belles choses. D’ailleurs, ne faudrait-ils pas arrêter de prendre l’humain comme seul curseur ? Les luttes du présent tapent fort à ces endroits-là, où les gens pensent ensemble ces enjeux.

Ce ne sont pas des luttes pour un territoire, au sens cartographique du terme…

Non, on a un autre rapport à la « Terre ». On est tous un peu nomades et on a en même temps envie de s’enraciner. C’est assez paradoxal. On n’est pas cosmopolites non plus : on se doit de partir de là où on est, de la situation elle-même.

Beaucoup de paysans néo-ruraux prennent part à ces luttes. Est-il plus cohérent de lutter pour un territoire qu’on travaille ?
Ce n’est pas une question de cohérence, mais de vision du monde. Le camarade qui fait le pain en face et a acheté quelques hectares a sa manière de penser son bout de terrain ; ça lui a permis d’aller voir un ensemble de gens : des gens qui ont bidouillé leur propre moulin électrique, qui font du maraîchage sol vivant, qui ont construit leur propre four à pain. On peut parler d’un redéploiement technique à travers des gestes singuliers parce qu’il s’est installé là. Il l’aurait pensé différemment ailleurs. Et le rapport qu’on a quand on mange son pain, il est aussi fait de tout ça.

Toutes les photographies sont de Maya Mihindou
En vignette : masques de Léonard Condemine.


Notes
1. ↑ Un transformateur déclaré d’utilité publique en janvier, malgré les oppositions locales. La répression se durcit pour les opposants, treize d’entre eux ont été placés en garde à vue fin janvier. Le projet se poursuit avec une énième intervention des forces de l’ordre.
2. ↑ Simone Weil, L’Enracinement, Gallimard, 1990.
3. ↑ Claude Lévy-Strauss, La Pensée sauvage, Plon, 1962.


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